Axinomancie

Le Vétéran avait remarqué, de loin, la silhouette de Gorborenne gravissant le sentier, aussi avait-il fourré le chiffon avec l'agate bien au fond de sa poche. Ensuite, il avait jeté la hache dans l'herbe fraîche pour que le fer se refroidisse puis s'était figé dans une certaine posture pour accueillir son élève. Son premier élève.
A vrai dire, le Vétéran ne savait pas trop comment se comporter. Hôte du Baron depuis le retour de ce dernier en Bourgogne, il avait été promu maître d'armes du domaine à condition de faire ses preuves. Nerveux, il triturait sa longue barbe grise en considérant Gorborenne. Saurait-il être à la hauteur?
Son esprit n'était pas doué pour les grandes réflexions, mais il savait au moins une chose: l'élève ne devait pas dépasser le maître. Aussi s'agissait-il de se grandir aux yeux de Gorborenne, en tout les domaines. La compétence militaire ne faisait pas tout: le Vétéran se souvenait de capitaines excellents au combat mais incapables de la moindre habileté communicative. De bons soldats, rien de plus.
Heureusement, le Vétéran avait appris certaines choses, au cours de sa longue vie, utiles pour son gagne-pain actuel.
Trapu, les muscles saillants sous sa simple tunique de cuir, le vieux soldat était petit, environ 1 mètre 50, plus petit que Gorborenne. Il choisit donc une souche d'arbre pour s'élever un peu et faire son premier discours. Il n'avait pas pris soin de saluer son élève, il n'était pas là pour être son ami, puis ce dernier ne manquerait de lui poser des questions dérangeantes, sur son nom, son passé, ou encore le feu qui brûlait ses dernières braises et la hache posée à côté. Le Vétéran préférait donc de pas laisser le loisir à Gorborenne de prendre la moindre initiative en ce domaine.

Gorborenne, nous allons bien travailler ensemble. La première qualité d'un soldat étant le respect de sa hiérarchie, tu devras me vouvoyer, alors que je te dirais "tu". Tu pourras souffler et soupirer tant que tu voudras, mais à tes yeux, ma voix est la seule chose que tu devras écouter. Pour toi, je commande aux petits oiseaux, aux meutes de loup, et même à Aristote lui-même!
Pour commencer, je vais te raconter une anecdote.

Très satisfait, le Vétéran se lissa la barbe. Il allait pouvoir impressionner Gorborenne, qui ne s'attendait certainement pas à tant d'érudition dans la bouche de ce vieux soldat.

Il y a fort longtemps, dans un petit royaume appelé à devenir illustre, un jeune homme succéda à son père comme Roi. Comme il était ambitieux pour son armée, il se demanda quelle meilleure méthode d'entraînement pourrait-il appliquer à ses hommes. Alors, il s'intéressa aux Jeux athlétiques organisés en ce temps-là, sur les conseils de ses proches. On lui montra de beaux coureurs, aux pieds rapides. Des lanceurs de disque, élancés et graciles. Des lutteurs de pancrace, aux muscles noueux.
A la fin, on lui demanda son impression. Il répondit que, certes, le coureur, le lanceur et le lutteur sont de beaux athlètes. Mais ils s'entraînent tout l'année pour courir, lancer ou lutter, en prenant garde de développer les caractéristiques essentielles à leur discipline.
De même, ils suivent un régime strict, mangeant beaucoup et buvant abondamment. Ils sélectionnent avec précaution les aliments et les boissons indispensables à leur bonne forme physique. De longues plages de repos sont aménagés pour veiller sur leur santé.

Or, le soldat, lui, doit savoir et courir et lancer et lutter. Son entraînement doit être varié, et non pas spécialisé.
De plus, une campagne militaire est épuisante. Souvent, le soldat n'a guère le loisir de se reposer, toujours sur le qui-vive, accomplissant des marches à cadence forcée pendant de longues heures. Il boit et mange ce qu'il trouve, de l'eau croupie doit le satisfaire, et s'il n'y a rien à manger, tant pis pour lui.
Aussi, le soldat est plus méritant que l'athlète.

As-tu compris ce que le Roi Pyrrhus a dit? Tu vas me montrer ce que tu as dans les jambes et dans le ventre. Garde ton épée et ton bouclier et commence à courir tout autour du terrain d'entrainement. Nous verrons combien de temps tu peux courir sans demander à boire.

Le Vétéran donna sa gourde à Gorborenne et lui permit de boire une gorgée d'eau. Ensuite, il reprit son bien et s'assit sur le tronc, les mains sur les genoux.

[HRP:
Une possibilité est offerte d'utiliser le jeu de dés, qui se trouve sur le topic "terrain d'entrainement". Utilise le "dédédouble":
-De 2 à 5: Performance médiocre
-De 6 à 9: Performance moyenne
-De 10 à 12: Bonne performance!
/HRP]

Regardant d'un œil sévère Gorborenne courir sans se fatiguer, le Vétéran se surprit à boire une gorgée de la gourde de cuir.
"Comment? pensa-t-il, est-ce possible qu'il me donne soif à courir ainsi, ce bougre?"
Maugréant, il remit bien vite le bouchon en place et entreprit de fixer, imperturbable, l'horizon. Aurait-il voulu suivre des yeux la course de son élève qu'il se serait tordu le coup. Mais il espérait également que Gorborenne, voyant son maître d'armes impassible, ne se laisse pas griser par sa performance et continue à courir aussi bien qu'il le pouvait.
Seulement, au bout d'un moment, le Vétéran en eu marre d'attendre. Il lui semblait que ce jeune insolent, infatigable, se moquait de lui.

Alors, il se leva et entreprit de tirer le tronc où il se trouvait assis vers le trajet de Gorborenne. L'arbre mort n'était point petit, ce qui montrait la puissance des jambes et des bras du vieux soldat. Puis il se débarrassa de son manteau, le corps réchauffé par l'effort, et cassa deux branches qu'il alla disposer de l'autre côté du terrain, à bonne distance de saut l'une de l'autre.
Ceci fait, il cria ses nouvelles instructions à son élève.

Maintenant, il faudra sauter le tronc sans s'appuyer dessus, et sauter l'espace délimité par les branches sans les casser avec le pied!

Les mains sur les hanches, Le Vétéran contempla Gorborenne à l'oeuvre. Debout, malheureusement. Cela lui donna une nouvelle occasion de maugréer, mais contre Luwangel qui était en retard.

[HRP
Une possibilité est offerte d'utiliser le jeu de dés, qui se trouve sur le topic "terrain d'entrainement". Utilise le "dédédouble":
de 1 à 4: le pied glisse malencontreusement sur le tronc
de 5 à 8: le pied casse une branche
de 9 à 12: pas de soucis la course continue

Autre tirage possible, les deux n'étant pas forcément liées, pouvant ou pas se combiner:
de 1 à 6:Bière de la veille, terrible soif du matin
de 7 à 10: grande soif, encore supportable, mais l'envie d'une bière se fait sentir
11 ou 12: ma parole, Gorborenne a bu des litres d'eau à son réveil!

Les commentaires peuvent très bien ne pas être utilisés
/HRP]

[HRP: lancé course: 12, lancé soif: 8, trop de bol :D]


Gorborenne court toujours, à son aise, mais il court. Il faut dire qu'il aime encore ça, courir. Pour se déplacer, pour chasser, il court volontiers. Bien qu'il apprécie de voyager en marchant calmement, profitant de chaque instant, courir à toujours été pour lui un exutoire. Une façon pour son esprit de ne faire qu'un avec son corps. Ne plus penser à rien d'autre qu'à la prochaine foulée. Cela avait quelque chose de salvateur. Alors, il courait.

Le Vétéran avait cru bon de lui rajouter quelques obstacles pour pimenter un peu le tout. Pourquoi pas se disait le Chauve, une petite difficulté où l'autre briserait la monotonie. Parce que même s'il aimait courir, il abhorrait tourner en rond. Ce qu'il appréciait par dessus tout, c'est courir la montagne et la foret, sauter de rocher en rocher, se faufiler entre les arbres, alors un terrain de sable ne lui apportait pas autant de satisfaction.

Mais déjà, la souche se profilait devant lui. Il est vrai qu'elle était de bonne taille. En temps normal, il aurait posé sa main sur l'écorce et envoyé ses jambes par dessus, mais le Maître d'Arme avait bien spécifié le contraire. Alors quand il ne fut plus qu'à une demi-toise du tronc, il tendit au maximum ses jambes, pris un pas d'élan, un pas d'appui et s'élança dans les airs. Le décollage se passa sans anicroches. Instinctivement, il avait donné plus de puissance que d'habitude, rapport au poids des armes et de l'armure, et il s'était élevé sans difficulté au dessus de l'obstacle, repliant légèrement ses jambes pour ne pas toucher.

Seulement, l'atterrissage, lui, fut une autre paire de manches. A peine ses pieds avaient ils touché le sol qu'il comprit que ses genoux aurait du mal à encaisser tout ce poids. Alors, plutôt que d'y résister, Gorborenne se laissa entrainer par l'inertie de son propre corps et de son équipement et roula à terre. Tout à son honneur, il termina son cumulet les deux pieds solidement fichés dans le sable du terrain et se redressa, profitant de l'élan qui lui restait de la chute pour reprendre sa course.

Le deuxième obstacle fût négocié sans difficultés. Le Chauve avait déjà trouvé son rythme, et maintenant, il sentait les changements que l'équipement apportait à son équilibre. Il n'eut pas trop de mal à esquiver les branches que le Vétéran avaient planté pour lui, jouant du poids de son bouclier pour passer la première, d'un petit jeu de jambe pour éviter la seconde, et il continua sa course.

Par contre, la soif commençait à lui piquer la langue. Il perdait beaucoup d'eau à suer ainsi sous une cotte de maille, il le savait. Il lui faudrait s'abreuver sous peu s'il voulait maintenir son rythme. Mais il ne voulait pas passer pour un mollasson! Alors lui revint à l'esprit un éclat d'argent qu'il avait perçu au tour précédent et qui allait bientôt se profiler à nouveau sous son regard.
Devant lui, dans un petit creux d'un rocher qui jouxtait le terrain d'entrainement, une petite flaque d'eau brillait dans les premiers rayons du soleil, ultime condensat de la brume matinale.
C'était l'occasion où jamais, cette eau serait assez fraiche, et comme elle n'était pas là depuis longtemps, il y avait peu de chances qu'elle soit déjà croupie, au pire il défèquerait liquide un jour ou deux.
Il ralentit imperceptiblement l'allure, dévia légèrement sa course pour se diriger vers le rocher sans que le Vétéran le remarque pour autant, et coup de chance, au moment où il arrivait à hauteur du roc, le Maître d'Armes se retourna pour jeter un regard en direction du logis. Gorborenne ne savait pas pourquoi, mais il en profita.
D'un saut, il plongea les bras en avant sur le rocher, se reçut tant bien que mal sur ses mains entravée l'une par l'épée, l'autre par le bouclier, il fléchit les coudes rapidement, jusqu'à ce que son visage touche la froide humeur de l'eau, but goulument une longue gorgée, en pris une autre en bouche et sans prendre le temps de l'avaler, d'une impulsion de ses bras, il se rejeta en arrière et repris sa course sans trainer.

Alors qu'il profitait de la fraicheur qui clapotait toujours sur sa langue, il jeta un petit regard discret au Vétéran, espérant que celui-ci n'aie pas perçu son manège, et en pensant que de toute façon, c'est lui-même qui avait dit quelques instants plus tôt qu'un soldat se contente de ce qu'il trouve.

Point de Luwangel à l'horizon. Le Vétéran se promit d'aller lui botter les fesses à la première occasion, mais il avait encore Gorborenne à diriger. Impassible, il se retourna pour voir où il en était.
Sous les sourcils broussailleux, l'oeil était vif et un détail attira son attention. Son élève courait maintenant avec la bouche fermée, le menton orné de gouttelettes brillantes, légères, trop légères pour de la sueur.
Aussitôt, le Vétéran pensa qu'il avait bu à la flaque. Fin connaisseur du moindre arpent de terrain, cette flaque n'avait pas échappé à son observation. Ainsi, il avait osé....
Mû par une secrète admiration, et par l'envie affichée de lui botter doublement les fesses, pour sa faute et pour l'absence de Luwangel, il se rapprocha de lui en levant la main.

Halte!

L'intonation de sa voix, ferme, impérative, cloua Gorborenne sur place. Mais le Vétéran doutait de sa propre théorie, en partie à cause de la bonne opinion qu'il avait de lui-même. Ce novice ne pouvait avoir agi aussi rapidement, sans qu'il ne s'en aperçoive.

Mouais....Pas mal.

S'il avait vraiment bu à cette flaque, devait-il le punir pour sa désobéissance, ou le féliciter pour sa vivacité? Il risquait d'être injuste, et s'il était injuste, il perdrait le respect de son élève.

Ce n'est pas le tout de courir vite et longtemps. Trouver son adversaire est une chose, le défaire en est une autre. Voyons ta force. Tu vois cette hache, posée dans l'herbe? Et ce chêne noir, planté au bord du chemin, d'une centaine de pieds de haut? Débarrasse-toi de ton équipement et montre-moi comment tu sais te servir de tes muscles.
Mais attention! Je veux que la cime de l'arbre vienne s'abattre dans ce foyer de braise, où je me réchauffai les mains, tantôt. Tu devras donc savoir doser tes coups pour que ce chêne tombe dans la bonne direction.

Méfiant, il lui tendit tout de même la gourde.

Bois un coup avant, sinon ce sera toi que le chêne écrasera.

[HRP:
règles maintenant classiques du lancer de dés:

de 1 à 4: épuisé, le bûcheron a les muscles qui tremblent mais l'arbre n'est pas ébranlé/ variante: à la suite de mauvais coups répétés, la hache se brise
de 5 à 8: le chêne tombe, mais pas dans la bonne direction....
de 9 à 12: le chêne s'abat à l'endroit désigné.[/HRP]

[HRP: résultat au dés, 12 derechef, vont finir par croire que je triche ] :P]

-Halte!

Gorborenne s'arrête net, un peu surpris, dans le mouvement, il en profite pour avaler l'eau qui lui restait en bouche, sait-on jamais, restons discrets.

Quoi maintenant? Bûcheronner? Décidémment, le Vétéran avait l'art de lui choisir ce qu'il connaissait mieux que le reste. Non seulement, le Chauve, avant de l'être, avait passé les belles années de sa jeunesse dans un pays couvert dans son entièreté par les forêts, mais en plus, avant son exil, il avait été manieur de hache dans un des régiments de son peuple. Alors, l'un comme l'autre, il avait déjà donné. Enfin, ça faisait aussi dix ans qu'il n'avait plus levé une cognée pareille, encore moins s'attaquer à un chêne centenaire juste après une course. Alors, malgré ses quelques pré-requis, il n'avais pas totalement confiance. Il était temps pour lui de ressortir tout ça de sa mémoire, où il ne passerait pas l'épreuve.

Il prit la gourde de la main de son professeur, bu deux longues lampées et la rendit avec un petit hochement de tête en guise de remerciements. Franchement, il aurait bien vidé la gourde, mais l'eau était trop fraîche et lui aurait glacé l'estomac, portant ainsi un handicap dont il n'aurait nul besoin pour ce qu'il attendait. Alors, juste de quoi s'humecter pour éviter la déshydratation. Puis il défit son équipement, planta son épée dans le sable, inclina son bouclier en équilibre contre le pommeau, et posa sa cotte de maille sur les deux, non sans avoir eu quelques soucis à la retirer.

Puis Gorborenne rammassa la lourde hache, sans se forcer. Maintenant, il le savait, ses jambes ne travailleraient plus trop, si ce n'est à le tenir debout. Ce qui allait encaisser, c'étaient ses bras, dans une moindre mesure, mais plus particulièrement ses poignets qui allaient recevoir les impacts, et son dos qui effectuerait sans cesse des mouvement de rotation, un poids conséquent à bout de l'axe.

Gorborenne passa un moment à obserber l'arbre. Une belle vie qui allait s'arrêter là. Lui au moins, aurait vécu dans la paix, sans s'encombrer de toutes ses questions qui polluent le coeur des hommes. En forestier, il étudia sa ramure, compta approximativement ses années au nombre et à la taille de ses branches. Il carressa ensuite son écorce pendant de longs instants. Depuis tout enfant, il ressentait chaque fois une drôle d'impression à ce geste. Il lui semblait sentir la vie fourmiller sous la peau ligneuse. Au fond de lui, le Chauve se disait qu'il préférerait finalement prendre la vie d'un homme plutôt que celle d'un arbre, mais à sa couleur sombre et à quelques taches qui venaient moucheter son tronc, il devina quelques faiblesses ou des séquelles d'une ancienne maladie. Abattre celui-ci ne serait pas mauvais pour la forêt. Enfin, c'est ce qu'il se disait à chaque fois qu'il devait se résoudre à couper un arbre.

Alors il se mit au travail. Posément, il se palça du côté du chêne opposé au terrain, planta fermement ses pieds dans le sol, puis leva la cognée. Le premier impact demande toujours plus d'attention. Car il fracasse d'un coup l'écorce et le liber, plongeant jusqu'au bois jeune, faisant voler l'un et l'autre en éclats. Gorborenne ferme les yeux à l'instant du contact car il sait que les escarbilles vont voler et il ne tenait pas à y laisser bêtement un oeil. Puis il recommença, autant de fois qu'il le fallait pour laisser un sillon de troids pieds de large sur un demi de haut. Voilà, ainsi, il était à peu près certain que l'arbre tomberait dans la bonne direction. Taillé pareillement, le tronc n'aurait plus aucune résistance aux efforts qui tirerait sur ce côté une fois que l'autre plierait sous le poids de l'arbre.

Il s'arrêta un moment. Maintenant allait venir le gros morceau. Il aurait plusieurs livres de bois à extirper d'un logement séculaire qui ne se laisseraient pas faire aussi facilement. Le Chauve se mis en position à son aise, puis repris la lente valse des aller retour, l'acier allant du ciel à la terre, lâchant un sifflement agressif à chaque coup.

Gorborenne ne comptait plus les coups, il était pris dans un mouvement cyclique où le temps n'a plus de prise. Seul trace des instants qui passent étaient la tranchée qui devenaient de plus en plus profonde dans le corps ligneux.

Crrrrrrrrrk

Le premier grincement, bientôt, le chêne cèderait. Le Chauve vérifia qu'il avait bien orienté ses coups, et il vit que cela semblait bon. L'arbre déjà opinait du chef vers le terrain d'entrainement, droit dans la bonne direction. Un dernier coup d'oeil au Vétéran et à la large trouée qui barrait la cime, trouva ce qu'il cherchait et s'abstint de prévenir le Maître d'Armes qu'il y allait bientôt avoir chute. Au contraire, avec un dernier ressaut de force, il frappa les derniers coups, et enfin, le séculaire ploya et rompit.

CRAAACK


-BRANCHE!!

Dans un grand fracas, l'énorme frondaison plongea du ciel vers le Vétéran et les braises rougeoyantes tel un rapace qui fond sur sa proie.

Le vieil homme se tenait à quelques pas du feu et regarda l'énorme masse lui tomber dessus sans faire un pas. L'avait il calculé lui aussi? Toujours est-il que le Chauve avait compté là-dessus. Il se trouvait pile entre les endroit où s'écraseraient les deux branches massives qui marquaient la trouée dans le feuillage et ne serait atteint, au pire, que par quelques rameaux brisés.

Le chêne était à terre, son tronc avait presque étouffé le feu dans l'impact, mais quelques braises avaient survécu et déjà commençaient leur office. Gorborenne lança la hache sur son épaule, grimpa sur le tronc et se dirgea vers l'endroit d'où apparaîtrait théoriquement son professeur, avec au lèvres le malin sourire de celui qui à réussi ce qu'on lui demandait tout en y plaçant une petite taquinerie de bon goût.

-Il est assez dans le feu Maistre? Le Chêne a-t-il chuté à votre convenance?

Le Vétéran croisa les bras, avec un léger sourire étirant ses lèvres comme la première marque de défi envers son élève. Le Baron n'aurait pu rêver meilleure recrue pour sa petite compagnie. "Endurant, malin et fort comme un bûcheron, ce Gorborenne n'hésite pas à tenter de me surprendre pour mettre à défaut ma cuirasse."
Quelques instants passèrent ainsi dans le seul bruissement d'ailes des oiseaux affolés, puis tout redevint silencieux. Le Vétéran considérait toujours sans ciller son jeune apprenti, tête droite et yeux levés. Dans ses yeux profondément enfoncés en leur orbite brillaient la lueur des souvenirs de guerre, charge furieuse d'une cavalerie couverte d'écus, fracas des sabots dans la poussière et le roc, cris de guerre, cris de colère, cris de douleur.
Émergeant des hautes futaies, le panache d'un écureuil qui bondit de branche en branche pour s'enfuir à toute vitesse vers la forêt parut animer enfin les rides du visage du Vétéran.
"Je ne peux le féliciter pour ce qu'il vient de faire, comme je ne peux le punir, sinon je passerai pour un couard. Donc nous allons continuer....à ma sauce."
Il s'éloigna de quelques pas en faisant signe à Gorborenne de le suivre, puis il se tourna vers lui, attentif à la moindre de ses réactions.

Ce grand chêne que tu as abattu était plus vieux que nos âges réunis. Mais il était faible et malade. Il menaçait de contaminer toute la chênaie. Vois ces arbres comme un rempart qui nous entoure, nous qui sommes si petits et faibles par rapport à eux. Mais, dans la plus solide des murailles, si une pierre se brise, c'est tout le mur qui est ébranlé.
Aussi ne faut-il jamais se reposer sur ses acquis, mais toujours chercher à en connaître davantage. Et pour connaître, il faut apprendre....

Le vieux soldat leva la main vers l'horizon obstrué par le chêne tombé.

Tu vas me déblayer tout cela, en brûlant les petites branches et en portant les bûches à la réserve du château. Ce travail sera épuisant, il te faudra beaucoup de temps pour le faire. Surtout que je t'arrangerai certaines difficultés....Mais d'abord.....Allons manger! Le soleil est au zénith et les cheminées des cuisines fument....Tu commenceras le travail cet après-midi.
N'oublie pas de prendre ton épée et ton bouclier!

Sans l'attendre, le Vétéran commença à descendre le sentier menant à la cour du château, ce qui obligea Gorborenne à une petite course pour le rejoindre. Une fois à côté de lui, le Vétéran lui adressa à nouveau la parole.

Je n'aime pas manger seul....Habitude de la vie dans les compagnies d'armes! Et je n'aime pas manger en silence.....Aussi tu devras me raconter une bonne histoire, que je puisse me distraire en t'écoutant.

Dès qu'il aperçut le Vétéran, Gorborenne guetta le moindre signe de réaction sur son visage. Comme le sourire était suivi d'un silence, le Chauve comprit, enfin, espérait surtout que son geste avait été pris à sa juste valeur, mais l'un dans l'autre, il se doutait bien qu'il allait en baver dans les heures qui aillaient suivre. Et l'énoncé de la probation suivante vint le confirmer sans attendre. Débiter un chêne en petit bois, il aurait dû la voir venir celle-là, grosse et bruyant comme un bœuf, pourtant, non, il cacha mal sa surprise à l'annonce du Maître d'Armes.

Mais celui-ci lui laissait le temps du repas pour reprendre des forces. Le Chauve l'en bénissait en son fort intérieur, car il commençait à accuser sérieusement le coup de l'effort. Se caler l'estomac juste ce qu'il faut et laisser un peu ses muscles se détendre, et il serait prêt à attaquer l'après midi comme il l'avait fait de la matinée.

Le temps de récupérer son équipement - qui avait eu la bonne idée de se coincer sous un fouillis de branches entre-mêlées - et Gorborenne rejoint le Vétéran à petite foulée sur le chemin.

- Aussi tu devras me raconter une bonne histoire, que je puisse me distraire en t'écoutant.

- Ça sera avec plaisir maistre. Rien de tel qu'un peu s'agiter l'esprit quand le corps se repose, ainsi l'un et l'autre se relayent sans que de temps ne soit perdu. Mais, comment dire, quelle façon d'histoire vous tient à cœur? Préférez vous le comique ou le triste? L'héroïque ou le ridicule? L'histoire vraie ou l'inventée? Quel genre de récit vous ferait plaisir?

Hé bien, celle qui te plait, celle que tu as envie de raconter aujourd'hui, celle que tu gardes précieusement dans un coin de ta mémoire en choyant particulièrement les détails, ou celle qui te vient à l'esprit, après la fatigue de la matinée....

Le maître d'armes était curieux d'entendre son élève. Il voulait connaître tout de lui, son endurance, sa force, son éloquence. Aussi, en pénétrant sous les arcanes de pierre menant aux tables de la salle à manger, se réjouissait-il à l'avance d'entendre Gorborenne lui conter une histoire. Il avait toujours aimé les anecdotes, elles remplaçaient le gout de la lecture, car il ne savait pas lire.
Ils s'installèrent sur les bancs en bois, mais le Vétéran gronda Gorborenne d'avoir gardé ces armes avec lui. N'avait-il pas vu le râtelier, à l'entrée? Assurément non, puisque le maître avait pris soin de détourner son attention à ce moment là. Ainsi, il testait sa patience et sa ténacité.
Pendant que Gorborenne se levait pour déposer la hache, l'épée et le bouclier à leur place désignée, Mathilde, la belle rousse, amena deux belles assiettes fumantes: rôti de boeuf et légumes de saison cuits dans le jus. Piquant de son couteau la viande, le Vétéran entama son repas sans attendre le retour de son apprenti.

Le Vétéran apprécia en silence la fin de l'histoire du chevalier du pont, en buvant un verre de vin, lentement, gorgée après gorgée. Quand il eut reposé le godet, il se leva et plongea ses mains dans une bassine d'eau pour se laver le visage, invitant le jeune homme à l'imiter puis à le suivre dehors.
Le soleil, perçant les nuages blancs, éclairait la petite cour pavée des cuisines. A son habitude, le maître d'armes contempla les formes massives du donjon d'Arquian, véritable phare de la forêt du pays de Morvan. Ainsi en était-il des habitants du château, pressés de se rendre dans les cuisines pour manger les bons plats de Mathilde, ils aimaient flâner sur les murailles en sortant, repus et en sécurité.
Mais ce n'était pas le programme de la journée. Le Vétéran, qui n'avait pas prononcé un mot jusqu'ici, se tourna vers Gorborenne en lissant son épaisse barbe blanche et noire:

Ton histoire m'a plu, bien qu'elle soit naïve, typique de l'éducation des jouvenceaux attirés par la chevalerie. Tu retires deux leçons de l'aventure du chevalier, forts justes au demeurant. Le devoir l'emporte sur la difficulté, et le courage doit s'allier avec l'intelligence.
Seulement, à mon avis, tu as oublié une troisième leçon de cette histoire....Cet homme n'a pas triomphé grâce à la générosité de son cœur, mais parce qu'il sut combiner vertu morale et force physique.

Aussi dois-tu, pour imposer ta manière de vivre, travailler pour devenir le plus fort, ou le plus éloquent, ou les deux. Je suis le maître de la force, aussi je t'apprendrai à devenir fort. Pour le reste, tu devras te débrouiller.

Les deux hommes cheminèrent lentement, de la cour pavée des cuisines au sentier gravissant la colline.

Je vais te laisser, à présent, car tu dois t'occuper de ce chêne que tu as abattu. En prévision de l'hiver, ce bois sera utile pour chauffer ces foutues pierres humides. De mon côté, je vais rendre visite à ce fainéant de forgeron: il me doit deux épées, le bougre!
Quand tu auras fini ta tâche, d'ici quelques jours, reviens me voir. J'espère ne pas commettre d'erreur en te laissant seul....